L'idée que l'on se fait de sa propre vie
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe
Invité chez les Verdurin à La Raspelière, le narrateur s’étonne que ses hôtes soient blasés de la vue offerte depuis leur salle à manger. Il est si enthousiaste qu’il manque de tact en exprimant toutefois sa déception de ne pas apercevoir les rochers de Darnetal dont lui a parlé le peintre Elstir. Heureusement, les Verdurin sont si fiers de leur résidence qu’ils ne lui en tiennent pas rigueur :
Mme Verdurin qui […] s'était levée un instant d'une partie qu'elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la permission de la finir en deux minutes et tout en causant avec nous. D'ailleurs ce que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu'à demi agréable. D'abord j'étais scandalisé de voir qu'elle et son mari rentraient tous les jours longtemps avant l'heure de ces couchers de soleil qui passaient pour si beaux vus de cette falaise, plus encore de la terrasse de La Raspelière, et pour lesquels j'aurais fait des lieues. « Oui, c'est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup d'œil sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons pas », et elle ramena ses regards vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu'Elstir m'avait dits adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d'ici, il faudrait aller au bout du parc, à la “Vue de la baie”. […] Mais vous ne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. […] » Je n'insistai pas, et je compris qu'il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient La Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux ; leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se promener, de bien manger, de causer, de recevoir d'agréables amis à qui ils faisaient faire d'amusantes parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que la musique qu'ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs de La Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était si grand que ceux qui ne le voyaient qu'à Paris […] pouvaient à peine comprendre l'idée que lui-même se faisait de sa propre vie, et l'importance que ses joies lui donnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les Verdurin étaient persuadés que La Raspelière, qu'ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à La Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu'il comportait […] et dont je leur faisais l'aveu sincère.