La phrase rituelle des gens du monde
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Lors d’une réception chez Charles et Odette Swann, le jeune narrateur a fait la connaissance de Bergotte, son écrivain préféré. Sur le chemin du retour, à peine ont-ils quittés leurs hôtes que Bergotte médit sur eux, évoquant le passé de cocotte d’Odette, qui lui vaut de ne pas être reçue dans la bonne société parisienne. C’est l’occasion pour le narrateur de se rendre compte que si sa grand-tante se permet des critiques parfois acerbes sur les gens, elle obéit à un code moral différent de celui de Bergotte :
« Êtes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s'occupe de votre santé ? » Je lui dis que j'avais vu et reverrais sans doute Cottard. « Mais ce n'est pas ce qu'il vous faut ! me répondit-il. Je ne le connais pas comme médecin. Mais je l'ai vu chez Mme Swann. C'est un imbécile. À supposer que cela n'empêche pas d'être un bon médecin, ce que j'ai peine à croire, cela empêche d'être un bon médecin pour artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés […] Cottard vous ennuiera et rien que l'ennui empêchera son traitement d'être efficace. […] » […] Ce que Bergotte me dit au sujet de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais. Je ne m'inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j'attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m'échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles. […] « Quelqu'un qui aurait besoin d'un bon médecin, c'est notre ami Swann », dit Bergotte. Et comme je demandais s'il était malade : « Hé bien, c'est l'homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d'hommes qui ont couché avec elle. On les voit, elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu'il a quand il rentre, pour voir qui il y a chez lui. » La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger d'amis chez qui il était reçu depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque tendre que chez les Swann il prenait à tous moments avec eux. Certes, une personne comme ma grand-tante, par exemple, eût été incapable, avec aucun de nous, de ces gentillesses que j'avais entendu Bergotte prodiguer à Swann. Même aux gens qu'elle aimait, elle se plaisait à dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n'aurait pas prononcé une parole qu'ils n'eussent pu entendre. [...] « Tout ceci de vous à moi », me dit Bergotte en me quittant devant ma porte. Quelques années plus tard, je lui aurais répondu : « Je ne répète jamais rien. » C'est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque fois le médisant est faussement rassuré. C'est celle que j'aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car on n'invente pas tout ce qu'on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je ne la connaissais pas encore. D'autre part, celle de ma grand-tante dans une occasion semblable eût été : « Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous ? » C'est la réponse des gens insociables, des « mauvaises têtes ». Je ne l'étais pas : je m'inclinai en silence.