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Les esprits dans les semelles : le culte discret des sneakers

Les baskets ont une âme. Pas au sens métaphorique ou poétique, mais au sens organique : elles absorbent, elles témoignent, elles hantent les lieux, nos feeds et nos fantasmes. Une sneaker n’existe jamais en dehors du lieu où elle est portée. À chaque pas, elle s’imprègne de la rue, des coins sombres que l’on arpente, des endroits où l’on se retrouve pour célébrer nos plaisirs, de notre sueur et de notre odeur. Certains les bichonnent, d’autres les martyrisent ; dans tous les cas, elles reflètent notre psyché, témoins silencieux des chemins que nous empruntons dans notre quête d’individuation.

Dans les traditions animistes, on ne jette jamais un vêtement porté sans l’avoir purifié énergétiquement. Dans le hoodoo, il existe un véritable pouvoir dans la terre récoltée sous les chaussures, et dans l’objet lui-même. On peut voler l’empreinte de pas d’un ennemi laissée dans le sol pour capturer son esprit, ou glisser un fétiche dans une chaussure pour infléchir le destin. Le pied, c’est l’organe du mouvement, le contact le plus animal avec le monde. Marcher, c’est écrire une incantation sous chaque semelle. Et la poussière qui s’y colle n’est pas du sale : c’est un pacte, une trace de ce que la route t’a pris et rendu.

Or cet aspect sale et organique, nous l’avons progressivement abandonné. Avec les applications de rencontre, le culte du corps « parfait », l’obsession d’un monde toujours plus protégé, plus aseptisé… tout cela a relégué dans l’ombre de notre psyché ce qui était bestial, sombre, crasseux, souillé. Au final, dans un monde où le design du moi social devient la norme, tout ce qui fait de nous des animaux a été muselé. C’est peut-être pour cela que le fétiche de la basket, et l’explosion des kiffeurs, a pris racine au début des années 2000.

Après tout, les sneakers, c’est le sale de la ville matérialisé. Elles condensent nos actions, le mouvement, le bitume. La sueur qui les imprègne parle d’intimité. Dans la communauté fétiche, elles sont devenues des totems. Les baskets ne sont plus de simples accessoires : elles sont des objets de pouvoir. Certains les lèchent, les portent, les reniflent comme on le ferait d’une relique. Je n’y vois pas une perversion : j’y vois le rappel de rituels anciens. L’odeur de la chaussure devient un moment d’extase, capable de fissurer, ne serait-ce qu’un instant, les carcans du quotidien. On s’agenouille parfois devant une paire usée comme devant un dieu anonyme. Pas pour adorer la basket, mais ce qu’elle a contenu : l’effort, la marche, la route.

Ce fétiche est une réponse organique à la virtualisation du sexe. Une manière de dire : je veux ton odeur, pas ton feed léché. Dans un monde où tout devient image, le kiffeur redonne de la chair à la présence. Il ramène la saleté comme preuve d’existence. Il refuse la transparence digitale pour retrouver la densité animale.

Comme dans tout fétiche, on retrouve la quête inconsciente du clan. Les kiffeurs, du moins ceux que j’ai rencontrés, ont leurs codes, leur vocabulaire tribal. C’est une manière de se reconnaître sans mot, de retrouver du confort là où le monde extérieur s’est éclaté en une centaine de “sois numériques”.

Ma pratique du chamanisme me pousse à croire que s’abandonner aux baskets d’un autre est un acte profondément magique, et psychologique. C’est une forme de pacte dans le monde du milieu. Une manière ancienne de connaître l’autre, non pas par les mots ou l’image, mais par son chemin. Les traces, elles, ne mentent jamais.

Oct 25
at
8:06 AM

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